• la pratique du tatouage au Japon



    La coutume du tatouage corporel (bunshin), rituel (horimono) ou discriminatoire (irezumi) qui dérive de préoccupations chamaniques et magiques, existait dans le Japon ancien, comme en témoignent les haniwa et le texte du Gishi Wajinden.

    Le Nihon Shoki fait également état du tatouage au front des criminels, coutume qui fut abandonnée puis reprise à l'époque d'Edo, ou les guerriers et les jeunes gens tiraient orgueil des magnifiques dessins en couleurs ornant leur corps, pour être ensuite abolie en 1870.
    Dans les îles Ryû-kyû et chez les ainu, une coutume socio-culturelle voulait que les femmes mariées se fassent également tatouer le visage et leurs bras et avant-bras. Bien que les autorités de l'époque Meiji aient interdit cette pratique, la mode du tatouge se répandit dans certaines classes de la société, notamment chez les tireurs de pousse-pousse (jinrikisha).

    Le prince de Galles (futur Roi George VI) et le tsarevitch (futur Nicolas II de Russie) s'étant eux-mêmes fait tatouer à Yokohama par un certain Hori Chô, l'art du tatouage se répandit.

    De nos jours, il est souvent pratiqué dans les milieux "interlopes" comme chez les yakuza.

    Pour le magazine Tokyo Journal, dans son numéro de février 2000, Dr. D. Vice a réalisé une interview d'un maître du tatouage au Japon: Horitoshi.
    En voici une traduction française.


    TJ: Quand le tatouage est-il apparu au Japon?

    Horitoshi: D'après la dynastie Chinoise Wei, les habitants de l'archipel utilisaient déjà le tatouage il y a 1200 ans pour identifier les tribus et pour des raisons religieuses.

    Les Aïnou, premiers habitants du Japon, utilisaient les tatouages pour que les esprits ne puissent pas pénétrer le corps humain.

    Le tatouage traditionnel Japonais, l'art que je pratique aujourd'hui a une histoire qui peut être tracée jusqu'à il y a 300 ans, c'est à dire, le milieu de l'ère Edo.

    A cette époque, les prisonniers étaient tatoués, en fonction de leurs crimes à des fins d'identification. Quand ces prisonniers retrouvaient la liberté, ils cherchaient les services de spécialistes -irezumi-shi- pour se faire tatouer des fleurs ou d'autres motifs qui cacheraient le tatouage initial de la prison.

    Avec le temps, des motifs beaucoup plus élaborés sont apparus, tel que le tatouage intégral du corps. Le tatouage est alors devenu un art à part entière. Malgré tout, ces tatoués et ces tatoueurs étaient à cette époque là considérés comme des bandits ou des yakuza.

    Ce n'est que récemment, grâce à un échange culturel avec l'art du tatouage occidental, que le tatouage japonais a reçu ses lettres de noblesse et est devenu un véritable art.

    TJ: L'influence de l'occident a rendu le tatouage à la mode ces dernières années. Aujourd'hui, on peut voir des enfants et des femmes avec toutes sortes de tatouages. Ceci étant le reflet d'une tendance à la modification du corps...


    Horitoshi: Oui, mais ces tatouages occidentaux, fait à la machine peuvent être fait en quelques heures. C'est complètement différent de ce que je fais. Certains de mes tatouages intégraux me prennent jusqu'à 5 années de travail.

    TJ: Qu'en est-il des pompiers? N'ont-ils pas une tradition du tatouage?

    Horitoshi: A l'époque d'Edo, de nombreux pompiers étaient tatoués. Ces tatouages étaient censés les protéger. Leur travail était particulièrement dangereux car ils montaient sur le toit des maisons pour localiser les incendies. Ils devaient être très courageux; et les tatouages étaient supposés élever leur esprit.

    TJ: Qu'en est-il de la technique actuelle du tatouage au Japon?

    Horitoshi: Le tatouage traditionnel japonais est entièrement fait à la main. Cependant, avec le contact des artistes occidentaux, j'ai commencé récemment à utiliser des machines pour dessiner les grandes lignes du dessin -sujibori-. Ces machines permettent un travail plus rapide et des lignes plus douces impossibles à réaliser à la main. Pour le reste, c'est à dire la coloration, je continue à la faire manuellement. C'est la raison pour laquelle, certains de mes travaux me prennent plusieurs années.

    TJ: Comment avez vous commencé?

    Horitoshi: Je suis de Sapporo, Hokkaido. J'avais 15 ans quand je suis venu à Tokyo pour la 1 ère fois. La plupart des gens autour de moi était tatoués, et j'ai eu mes propres tatouages très jeune. J'ai commencé à étudier cet art à 21 ans tout seul. Un de mes amis qui avait commencé l' "irezumi" 2 ans avant moi a été une bonne source d'information; J'ai mis 10 ans avant de m'accepter en tant que artiste de l'irezumi. Et encore quelques années de plus avant de vraiment maîtriser cet art.

    TJ: Transmettez-vous votre savoir à d'autres?


    Horitoshi: Mon fils Horitoshi II, a ouvert son officine, et en ce moment j'ai 17 élèves. Les jeunes de maintenant peuvent acquérir la technique beaucoup plus vite que de mon temps. Moi, j'ai du faire des essais et des erreurs, souvent sur ma propre peau avec de nouvelles techniques et de nouveaux pigments. Mes amis et moi faisions des tests les uns sur les autres avec beaucoup d'erreurs. J'ai du tout faire moi-même, trouver les bons types d'aiguilles, l'encre noir, mélanger les bonnes couleurs, sélectionner les dessins. Aujourd'hui les apprentis n'ont plus à s'occuper de ça. Ils doivent seulement me regarder travailler.

    TJ: Comment sélectionnez-vous vos élèves?


    Horitoshi: Il n'y a pas d'examen particulier, mais j'étudie en détails les cv des volontaires. Je sais en regardant une personne si celle ci pourra travailler avec moi. Il n'y a aucun intérêt à accepter un apprenti qui partira avant la fin de son apprentissage. Sur 10 élèves, il y en a quand même un qui arrête dans les 3 premières années.

    TJ: Vos deshi (élèves) habitent-ils avec vous?


    Horitoshi: Ils ne viennent que 2 ou 3 fois par semaine certains jours à des heures précises.

    TJ: Quelle formation reçoivent-ils?

    Horitoshi: Pendant les 3 premiers mois, ils doivent apprendre les bonnes manières et l'étiquette. Si je leur demande de faire le ménage, ils doivent faire le ménage. Ils doivent faire tout ce que je leur demande. Ensuite je leur enseigne la stérilisation. Après 6 mois, ils peuvent commencer à tatouer sous ma direction. Ils continuent comme ça pendant 3 ans. Ceux qui n'ont pas atteint la perfection en 3 ans peuvent rester pendant 2 années supplémentaires.

    Avant je ne les laissais pas tenir une aiguille pendant les 3 premières années. Je ne leur enseignais que les manières et l'étiquette. Maintenant, ils peuvent se tatouer les uns les autres au bout de 6 mois. Ils ont une vie beaucoup plus agréable maintenant, sauf qu'ils doivent rester ici pendant des heures.

    TJ: Ouvrent-ils une officine ensuite?


    Horitoshi: Pas tous. 5 ou 6 d'entre eux l'ont fait. Mais il y a aussi la "famille Horitoshi". Une à Taiwan et une autre à San Francisco. Bien qu'ils n'aient pas été mes élèves, ils suivent mon style et je les considère comme mes petits frères.

    TJ: Comment vos clients vous trouvent-ils?


    Horitoshi: Beaucoup par le bouche à oreilles, mais certains me contactent aussi après avoir lu un article dans un magazine ou parce qu'ils apprécient mon style.

    TJ: Comment choisissent ils le dessin?

    Horitoshi: Il y a d'abord une première rencontre pendant laquelle je leur montre des exemples. Il y a souvent une mauvaise perception du temps que peut prendre un tatouage. Quelques jours ou quelques heures. En fait quelques centimètres carrés fait à la main représentent une heure de travail et de douleur.

    Ensuite il y a les clients qui pensent avoir un tatouage intégral en seulement 1 an, alors qu'en réalité cela prendra 5 ans.

    TJ: Comment de clients voyez-vous chaque jour et combien de temps passez-vous avec eux?


    Horitoshi: En ce moment, j'ai 3 clients qui viennent 3 fois par semaine et d'autres qui viennent moins fréquemment. Selon ma forme physique, je travaille 60 à 90 minutes sur un client. J'ai beaucoup de clients donc je ne peux pas rester trop longtemps sur chacun. Aujourd'hui, par exemple je suis resté 90 minutes sur un client et 2 h 30 sur un autre.

    J'ai en moyenne 4 clients par jour avec 90 minutes de travail par client. C'est à dire 6 à 7 heures de travail par jour. Cependant certains clients nécessitent des séances plus longues de 2 ou 3 heures, mais j'essaye d'éviter cela. A la fin d'un tel marathon, je suis moins concentré et je ne suis pas satisfait de mon travail.

    TJ: Est-ce que des clients arrêtent avant la fin du tatouage?


    Horitoshi: Beaucoup. Environ 80%.

    TJ: Sont-ils moins intéressés, à court d'argent ou alors ne supportent pas la douleur?

    Horitoshi: Il faut beaucoup de caractère pour endurer la douleur jusqu'à la fin. Après quelques séances, je sais si le client sera assez fort pour rester jusqu'à la fin. Et puis, si un client ne supporte pas la douleur, je ne peux pas travailler correctement. C'est très difficile pour moi si une personne crie ou bouge en permanence.

    TJ: Est-ce vraiment douloureux?

    Horitoshi: Oui très. Une autre raison qui fait que mes clients ne reviennent pas est qu'ils déménagent. Dans ce cas ils doivent rechercher un autre hori-shi dans une autre ville. En fait certains tatouages de mes clients ont été commencés ailleurs par un autre hori-shi.

    TJ: Combien d'aiguilles utilisez-vous?

    Horitoshi: Cela dépend du type de travail et de la partie du corps concernée. Cela peut varier entre 5,6 et 35,36 aiguilles.

    TJ: Ce travail vous cause t-il des problèmes de santé?

    Horitoshi: C'est un travail très fatigant. Assis sur le sol en seiza pendant des heures fatigue les genoux. Ceux-ci sont devenus si faibles que je ne peux presque plus marcher. Le fait de piquer avec les aiguilles durcit les épaules également, et le poignet est sujet à des inflammations.

    TJ: Et les yeux?

    Horitoshi: Pas trop mais ça dépend du nombre d'heures de travail par jour.

    TJ: Est-ce difficile de dessiner sur un support vivant en 3 dimensions?


    Horitoshi: Certains artistes pose un papier sur la peau pour faire le dessin, mais moi je préfère travailler directement sur la peau car mes dessins sont compliqués. La première tâche en fait est le dessin dans ses grandes lignes. Les couleurs suivent naturellement.

    TJ: Les artistes qui travaillent à l'huile peuvent éventuellement modifier leurs peintures sans perte de qualité. Mais une fois que l'encre est sous la peau, il n'y a pas de retour possible, n'est-ce pas?

    Horitoshi: L'irezumi demande une concentration totale. La moindre erreur ne peut être acceptée. Un maître de mon niveau n'a pas droit à l'erreur. Quelqu'un qui tatoue un ami et lui fait une main à 6 doigts peut toujours s'excuser. Mais avec un client qui paie c'est différent.

    TJ: Quel type d'encre utilisez-vous?

    Horitoshi: Pour l'écriture, les japonais utilisent toujours la même encre; l'encre noire n'a pas changé depuis 300 ans

    TJ: Y a t-il eu des évolutions depuis 300 ans?


    Horitoshi: Les méthodes de désinfection ont changé radicalement. A l'époque D'Edo, ils utilisaient l'alcool. Puis pendant l'ère Meiji ils ont bouilli. Maintenant on utilise les mêmes procédés de stérilisation que dans les hôpitaux.

    TJ: Quels caractéristiques ont les dessins?

    Horitoshi: De nombreux dessins sont basés sur l'histoire du Japon ou sur la mythologie. Je veux que les jeunes japonais se souviennent et apprécient les dessins japonais traditionnels. Je ne veux pas les mélanger avec des éléments occidentaux car je ne veux pas voir disparaître le dessin japonais. Je souhaite que mes élèves perpétuent mon style et respectent l'irezumi traditionnel.

    TJ: Et les couleurs?

    Horitoshi: Aujourd'hui, la plupart des pigments sont importés. Il y a peut-être des pigments japonais, mais cela me prendrait beaucoup de temps avant de pouvoir les utiliser sur mes clients, car je dois les essayer avant sur ma peau pour voir si la couleur passe avec le temps. Il me faut un an pour tester une couleur. (Horitoshi montre alors son bras avec de nombreux tests de couleur). Avant je testais les couleurs sur mes jambes. Les apprentis aujourd'hui n'ont plus besoin de faire ces tests.

    TJ: Avez-vous des relations privilégiées avec certains de vos clients quand vous les avez vu pendant des années?

    Horitoshi: Il y a un groupe qui s'appelle Horitoshi-mutsumi. Des clients que j'ai tatoué. Nous avons une réunion annuelle. Bien sûr tous ne peuvent venir en même temps. Sur 100 clients, 20 à 30 seulement peuvent se déplacer.

    TJ: Maître Horitoshi, merci de m'avoir consacré ce temps.


    Horitoshi: Je vous en prie.